Le monde de Luther – 3e volet

Katharina von Bora et Thomas Müntzer

01 octobre 2017

Éric Deheunynck poursuit sa série avec deux personnages du monde de Luther, son épouse, Katharina von Bora, et Thomas Müntzer, un dissident.

Katharina von Bora, l’épouse bien aimée

Si quelqu’un m’avait dit lorsque j’étais à la Diète de Worms : Dans six ans tu auras une femme et tu seras bien installé à la maison, je ne l’aurais pas cru. La rencontre de Martin Luther et de Katharina von Bora fut effectivement des moins prévisibles. En 1521, tous deux avaient en effet déjà épousé… l’état monastique. Catherine, issue de la petite noblesse saxonne, est placée dès l’âge de cinq ans dans un couvent. Elle prononce ses vœux en 1515… mais Luther et la Réforme modifient un destin qui semble tout tracé. En 1523, un échevin de Torgau organise la rocambolesque évasion des religieuses de Nimbschen près de Grimma. Catherine fait partie des évadées qui font étape à Torgau. En avril 1523, Luther accueille les anciennes nonnes au couvent Noir de Wittenberg, il est loin de se douter de la suite de l’histoire. Martin et Catherine se marièrent en 1525 et eurent six enfants. La relation ne semble pas avoir été des plus passionnelles, pourtant la « chérie d’un amour réfléchi » sut introduire de la tendresse dans ce mariage de raison. Je ne donnerais pas ma Käthe pour la France ou pour Venise, d’abord parce que c’est Dieu qui me l’a donnée et qui m’a donné à elle ; ensuite, parce que j’entends souvent dire que les autres femmes ont plus de défauts que ma Käthe, dira-t-il dans son Propos n°49, 1531.
Seule la mort mit fin à leur union. Catherine fut une maîtresse de maison remarquable que Luther surnomma « mon impératrice ».

  
Portrait de Katharina von Bora peint par Lucas Cranach l’ancien
© Domaine public
Veuve en 1546, elle vit avec ses enfants entre Magdeburg et Wittenberg au gré de la situation politique. En 1552, elle fuit Wittenberg touchée par la peste. Arrivée à Torgau, sa calèche se renverse. Paralysée par ses factures au bassin, elle souffre trois semaines dans une maison de Torgau, avant de mourir de ses blessures. Elle est inhumée dans l’église Sainte-Marie de la ville, comme en témoigne encore une pierre tombale. La maison où est morte Katharina von Bora est devenue un musée, le seul dédié à l’épouse du Réformateur « Dans cette maison madame Käthe Luther mourut le 20 décembre 1552 ». Depuis 2010, la ville célèbre chaque année le « Katharina-Tag », la Journée de Catherine, une fête de deux jours. Épilogue paradoxal pour une femme qui ne fut ici qu’une fugitive.
 

Thomas Müntzer, le frère ennemi

Portrait de Thomas Müntzer,
Gravure de C. Van Sichem
(XVIII
e siècle) © Domaine public
  Thomas Müntzer est né vers 1489 à Stolberg, capitale d’un petit comté au pied du massif du Harz. Malgré une jeunesse difficile, il a la possibilité de suivre des études de théologie et devient prêtre. Il se rapproche dès 1519 de Luther qui l’envoie comme pasteur à Zwickau. C’est là qu’il prône une réforme autant religieuse que sociale. Müntzer commence à critiquer Luther pour sa proximité avec les princes. Chassé de ville en ville, il finit par s’établir à Mühlhausen dont il prend le contrôle avec ses partisans en 1525. Il participe à la guerre des paysans mais son armée populaire est mise en déroute à Frankenhausen. Capturé, torturé, Müntzer est finalement décapité à Mühlhausen. Marx et Engels ont vu en lui un précurseur du communisme.

Les lieux de mémoire dédiés à Müntzer datent de l’époque de la RDA, qui cherchait alors un héros national « communiste ». À Stolberg, un monument de Klaus Messerschmidt représente Müntzer debout, en chemise, et finalement bien démuni. Le personnage voilé derrière lui est une allégorie de la société de son temps, qui ne voulut pas voir le bien-fondé de ses revendications. Les quatre statues qui l’entourent sont des répliques de celles qui se trouvent dans sa maison natale. À Mühlhausen, une statue du Réformateur a été érigée au pied des remparts en 1957. Dans l’église Sainte-Marie, sécularisée en 1975, une exposition permanente porte sur Thomas Müntzer. Un musée de la ville est également consacré à la guerre des paysans. 

 

Le panorama de la guerre des paysans à Bad Frankenhausen est une œuvre de Werner Tübke. Cette peinture circulaire n’est visible que si l’on entre dans la rotonde construite pour l’abriter. Elle fut installée sur le lieu même des combats de 1525, sur la colline de la bataille (Schlachtenberg). C’est là que les paysans révoltés et leur réformateur radical furent anéantis par les troupes des princes. La bataille est l’élément majeur de la peinture, Thomas Müntzer étant au centre sous un arc-en-ciel. Mais l’œuvre de Tübke est aussi une représentation métaphorique de toute une époque, dans une ambiance de fin des temps propre à cette période de crise. Le héros célébré est donc le réformateur Thomas Müntzer. Il devenait un héros national de la RDA en quête de légitimation historique. Mais quelle peut bien être la place de Luther dans cette œuvre, lui qui fut l’un des plus farouches opposants à Müntzer, lui qui fut le partisan des princes ?
Il est au centre de la composition, sous Müntzer, debout devant un puits couvert de roses, accompagné de ses contemporains et amis, Cranach et Dürer. Luther n’a donc pas le mauvais rôle du « serviteur des princes ». Sa position est à la fois centrale et paisible. S’il n’est pas le héros du tableau, il n’apparaît pas non plus comme l’anti-héros, l’anti-Müntzer. Pour comprendre cette mansuétude, il faut se replacer dans le contexte des années 80. La RDA cherche alors à renouer des relations harmonieuses avec les Églises luthériennes. Erich Honecker, secrétaire général du parti communiste est-allemand, qualifia alors Luther de « plus grand fils du peuple allemand ». C’est d’ailleurs dans ces années 80 que le château de la Wartburg est restauré et que le couvent des augustins d’Erfurt est reconstruit. Les souvenirs de la Réforme et de la guerre des paysans, célébrés par la RDA, se conjuguent avec le panorama monumental de Werner Tübke exposé à Bad Frankenhausen. Le musée n’est donc pas un lieu de mémoire anti-Luther comme on aurait pu s’y attendre. 
 
Mémorial de Thomas Müntzer à Stolberg © Falk2

 

Éric Deheunynck

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